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Di Ritornu, Chapitre I – La schizophrénie du globe trotter

Enfin, j'étais de retour au pays. Il faut dire qu'elle m'avait manqué, ma belle campagne avec ses clochers et ses cigales, ses champs de fleurs parfumées et ses places ombragées. Le matin même, j'avais retrouvé avec émotion les rues qui m'avaient vu grandir, leur parfum, cocktail d'essences indescriptibles et enivrantes, de légumes gorgés de soleil, de fromages frais et de brioches à la fleur d'oranger. Rien ou presque n'avait changé durant mon absence, comme si le village, avec ses habitudes, s'était ancré dans le temps, attendant patiemment mon retour tel un chien fidèle. Pourtant, en dépit de ce flot continu de sensations familières, une étrange impression s'était emparée de moi comme un soupçon inexplicable qu'il manquait une ombre au tableau, que quelque chose avait changé sans que je puisse dire tout à fait ce dont il s'agissait. J'avais passé une bonne partie de l'après-midi à tenter de mettre le doigt dessus, à essayer sans succès de retrouver la pièce éludée à mon décor. J'en finis presque par perdre ma patience légendaire et décidais de recourir à la méthode que j'utilisais couramment dans ce genre de situation. J'allais tout simplement oublier la chose ou du moins essayer de ne plus y penser en focalisant mon attention sur mes retrouvailles avec cet endroit charmant et ses habitants colorés.

Une quinzaine de jours passa au cours de laquelle je fus transporté d'agitation en agitation, moi, l'enfant prodigue qui avait voyagé au bout du monde, avait vu la grande Amérique, étais devenu soudain le centre d'attention de la petite communauté. Ma gloire et mon prestige ne firent cependant pas long feu, non que je fusse devenu du jour au lendemain ininteressant mais plutôt parce que la dynamique sociale des petits villages est ainsi faite: ce qui est d'actualité le lundi redevient simple fait divers ou rumeur le vendredi. Ainsi, se lassa-t-on de parler de mon périple et de mes aventures pour retourner vers les soucis ordinaires du quotidien. Les pronostics allaient bon train pour essayer de découvrir les derniers ragots de campagne, qui était donc le nouvel amant de madame le maire ou qui avait bien pu voler la Vespa du fils du boucher?

***

Ce ne fut que dix jours plus tard au cours d'une promenade sous le soleil alors que j'étais de nouveau seul et que l'ivresse du retour commençait à se dissiper que le sentiment d'étrangeté revint me hanter à l'image d'une gueule de bois insidieuse. Je flanais sans véritable but le long du petit sentier de terre qui serpente aujourd'hui encore entre mon jardin et la plage quand apparut au détour de l'un des virages aveugles une pierre colossale sur laquelle j'aimais à grimper alors que j'étais encore minot. Le rocher en lui même n'avait rien d'extraordinaire, posé avec précision là où je l'avais toujours vu et là où il s'était probablement trouvé depuis plusieurs siècles. Non, ce qui capta mon attention fut le petit animal qui s'était perché à son sommet semblant me défier d'un regard bravache. L'idée saugrenue qui me vint instantanément à l'esprit fut qu'il devait s'agir d'un « petit suisse », l'un de ces écureuils miniatures et bondissants que j'avais largement cotoyés pendant mon année canadienne. Bien que cela fut impossible, je m'avançais un peu plus vers la bête m'attendant presque à la voir se dresser sur ses deux pattes arrières et pousser son cri de mise en garde caractéristique avant de se carapater la queue entre les jambes comme un lâche. Il fallut que je m'approche à moins de deux mètres pour constater mon erreur de jugement. L'animal n'était en fait qu'un gros lézard venu se dorer la pilule au soleil. Je m'étais bien naïvement laissé abuser par sa robe beige et les bandes noires qui courraient le long de ses flancs. Dans son attitude cependant, rien de la fougue du petit suisse, et ce fut à peine s'il daigna bouger alors que je passais à côté de lui.

***

Vint ensuite l'épisode du café du coin où j'allais, de temps à autre à l'heure du déjeuner, déguster l'un de leurs irrésistibles pans bagnats. Une fois mon assiette nettoyée avec précision et efficacité, je sentis qu'il me restait encore une petite place pour le café et quelques douceurs. J'allais donc pour rajouter quelques grammes de caféine et de sucre à ma commande quand sans réfléchir je commis une bourde qui déclencha une altercation digne d'un roman de Pagnol. Voici, en substance, l'échange que j'eus avec le tenancier.

« Est-ce que Monsieur prendra du dessert, s'enquit l'homme au tablier blanc.
-Oui lui répondis-je sur un ton décidé, je voudrais un café crème et une boite de Timbits s'il vous plaît.

Un instant déconcerté, je vis mon bougre tourner à l'écarlate.

-Ti me bittes, Ti me bittes. Mais pour qui il me prend l'Escartefigue. Je ne suis pas une tafiole moi. Va dire ça à l'un de tes petits copains du quartier des artistes mais pas à moi peuchêre! Non mais, est ce que je t'insulte moi? Allez fous-moi le camp, espèce de mal élevé.

Afin d'échapper au scandale de ce quiproquo salé, je préférais payer mon dû et disparaître en vitesse, entendant encore mon hôte, désabusé prendre à témoin sa femme qui officiait aux fourneaux.

-Ah la bonne mère! Martine! Tu ne devineras jamais ce qu'il me dit le client. Il me dit « Ti me bittes »! À moi! Comme ça! Non mais tu te rends compte ...”


Je n'eus malheureusement pas la chance d'assister à la suite de ses atermoiements délirants. La porte du petit café se referma derrière moi et mit fin à la comédie sur un grincement cynique. Jamais plus je n'oserais remettre les pieds ici. C'était bien dommage, ils étaient vraiment délicieux ces pans bagnats.

***

Errant dans les rues à la suite de ma mésaventure, je me pris à réfléchir à la tournure qu'avaient pris les événements. Quelle mouche avait bien pu me piquer pour que je commande une boîte de Timbits, ces petits beignets délicieux et bien gras qui font le régal de tous les Canadiens petits et grands. Décidément, ce pays ne me lâchait plus. J'avais pensé m'en être débarrassé une bonne fois pour toutes en revenant chez moi mais force était de constater que j'en étais encore imprégné comme de l'odeur d'une moufette, l'un de ces putois massifs aux effluves pénétrantes. Cette constatation fit jaillir dans mon esprit une image nauséabonde, où je voyais la version géante de cet animal, m'arroser sournoisement de ses glandes anales. Il s'agissait en quelque sorte de ma marque de Caïn personnelle. Aujourd'hui et avec le recul, il semble évident que cette allégorie de mon expérience canadienne m'avait bien plus marqué que je ne l'admettais au départ.

J'en veux pour preuve ce qui m'arriva le lendemain matin alors que je sortais les poubelles. Chargé de mes deux sacs bien pleins, l'un de recyclage l'autre de déchets organiques, j'abordais avec énergie la petite côte menant aux bennes à ordures de la municipalité. Revigoré par la douceur de cette matinée automnale, la caresse du mistral dans les cheveux, je me sentais invincible. Mais tandis que je balançais mes deux paquets par dessus le rebord des containers, un raffut venu de nulle part me fit sursauter. Je me retournais méfiant dans la direction d'où m'était parvenu ce tapage et c'est alors que je l'aperçus. La moufette était bien là, elle m'avait suivi dans l'avion et avait trotté jusqu'à chez moi sur ses petites pattes rables, telle la créature de film d'horreur qu'elle était, venue assouvir sa vengeance séculaire. En un geste instinctif de défense, je me couvrais le visage du bras comme si cela aurait suffit à me protéger contre le sort humiliant qu'ourdissait sous sa queue la créature au regard pointu. Je ne sais pas combien de temps je restais prostré dans cette position, attendant, les narines aux aguêts, l'attaque fatale de l'animal. J'eus le temps de me repasser la scène en pensées une bonne dizaine de fois avant qu'une caresse appuyée contre mon tibia ne vienne me tirer de ma torpeur. Ma moufette n'était qu'un chat. Un chat noir et blanc certes, mais bien un chat.

***

À partir de ce moment là, je commençais à m'inquiéter sérieusement pour ma santé mentale. C'était une chose de confondre un lézard avec un petit suisse, c'en était une autre de trembler de peur devant un chat de gouttière. Sur le conseil d'un ami, je me décidais donc à aller consulter une spécialiste de renom, le Docteur Anne-Marie Givis pour ne pas la nommer, afin qu'elle m'aide à y voir plus clair. Mon entrevue avec le Docteur Givis fut une véritable révélation. Il faut bien dire que la réputation de cette femme n'était pas usurpée et qu'elle sut dès le départ traquer le mal dont je souffrais, n'hésitant pas pour cela à disséquer mes comportements les plus anodins pour en interpréter la signification ou, comme elle aimait à le dire, le symbolisme.

« Je vois. Vous souffrez donc d'hallucinations visuelles reliées à votre séjour au Canada. C'est un phénomène banal, ne vous inquiétez pas pour cela. Je pense que vous vous êtes tout simplement plus attaché que vous ne l'imaginez à ce pays.
-C'est n'importe quoi, commençais-je à penser au fond de moi.
-Vous croyez que je me trompe, reprit-elle à voix haute.

Je restais un instant abasourdi par cette annonce. Je ne sais pas comment elle s'y était prise mais elle avait lu en moi comme en un livre ouvert.

-Ce n'est pas grave, cette réaction de rejet est tout à fait normale. Et quoi qu'il en soit, vous n'avez pas le choix. Si vous voulez guérir, il vous faudra accepter la réalité. Que le Canada vous manque et que, de ce fait, vous ne vous sentez plus en parfaite adéquation avec le village où vous avez grandi et passé la majeure partie de votre vie.
-Qu'est-ce que cela signifie exactement?
-Que vous avez changé, mon cher, que vous n'êtes plus la même personne que celle qui a quitté notre campagne il y a un an.

Après quelques minutes de flottement, j'entamais la digestion de cette idée amère. Chose incroyable, je commençais même à y donner du crédit. Cela expliquait bien des choses, le petit suisse, les Timbits, la moufette et cette ombre de caribou que j'avais cru un jour apercevoir au bord de la route. J'entendais la voix du docteur élaborer sur son diagnostique mais je ne l'écoutais plus. Quand je revins enfin à moi, les mots que j'entendis sortir de la bouche d'Anne-Marie m'assénèrent un nouveau coup de bambou.

-Tu m'écoutes mon p'tit Crisse?
-Quoi, que... que dites vous, parvins-je à bredouiller à moitié groggy.
-Que cela provient souvent du... Vous êtes sûr que vous allez bien?
-Oui, oui, tout est correc'... Que cela provient de quoi?
-... du dégoût qu'on y puise. »

La réalité s'imposa alors à moi à la vitesse d'un bus Greyhound fonçant sur une autoroute déserte. Ce qu'il manquait à mon décor, c'était le Canada, ce qui avait changé, c'était moi.

Commentaires

Anonyme a dit…
eh dis donc, moi au canada, dans un certain appartement Daily street, ce n'est pas une mouflette qui est venu me rendre visite (toc toc contre la fenêtre qui donne sur le toit-terrasse) mais 2 ratons laveurs...que dis-je 2 ENORMES ratons laveurs:!!

continue cette histoire, je l'aime bien!
Anonyme a dit…
Haha! Good times!

Les ratons sont toujours aussi gras je te rassure sur ce point.

La nouvelle est en fait déjà terminée. C'était un petit cadeau pour nos amis Dominique et Nathalie quand ils sont partis il y a un mois et demi. Mais tu as raison je pense que ça parle à tous ceux qui ont vécu dans notre beau pays...

Si tu veux la suite je peux te l'envoyer. J-12!!

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