I
À l'époque ancestrale où les Dieux vivaient encore parmis nous, nous ne connaissions ni la faim ni la maladie. A l'abri de Leurs ailes d'acier, notre vulnérabilité naturelle ne constituait pas un handicap. Nul être vivant, si puissant soit il, n'aurait osé s'attaquer à nous de peur de s'attirer Leur courroux. Notre petit peuple s'épanouissait dans la sécurité et si nous finissions par mourir comme tous les êtres vivants ici bas, ce n'était souvent qu'après une longue et heureuse vie.
Hélas, arriva le jour funeste où, sans aucune explication, sans même aucun avertissement, les Dieux nous abandonnèrent à notre sort, aux griffes et aux crocs acérés de créatures cent fois plus fortes, cent fois plus rapides que nous. Il y eut bien une période de méfiance assez courte au cours de laquelle nous fûmes laissés en paix, les prédateurs s'attendant alors comme nous au retour prochain et inéluctable de nos créateurs. Mais ils ne revinrent pas et les bêtes affamées commencèrent à nous décimer. Notre population jadis florissante s'étiola peu à peu tandis que nous nous éparpillions de par le monde, jusqu'aux confins de contrées inaccessibles, saisissant dans un pur instinct de survie la seule alternative que nous offrait notre frêle constitution: la fuite.
C'est ainsi que nous survécûmes pendant des milliers de lunes, malades souvent, apeurés toujours, terrés, prostrés, à l'abri du regard perçant des carnivores qui nous traquaient. Jusqu'à ce jour, nous n'avons cessé de nous poser cette question troublante à plusieurs égards: "Pourquoi? Pourquoi nous ont-ils abandonnés ainsi?" Malgré tous les efforts de réflexion que nous y avons consacré, aucune réponse satisfaisante n'a pu être articulée et à ce jour, nous ne comprenons toujours pas cette défection soudaine. Et même si nous obtenions une réponse, aujourd'hui, cela n'aurait aucune importance. Car en quoi cela changerait-il notre situation? En rien, absolument rien.
Les premiers rayons de l'étoile effleuraient à peine le corps endormi d'Artie, pelotonné contre celui de sa petite soeur. Commençant à se sentir à l'étroit, il tenta de s'étirer mais dut y renoncer. Cet espace était manifestement trop petit pour eux deux. Il replia donc sous lui ses deux pattes postérieures et poussa de ses maigres forces dans la direction opposée à celle où se trouvait sa cadette. C'est alors qu'un craquement sourd retentit et Artie s'immobilisa apeuré. Que s'était-il donc passé? D'où pouvait bien provenir ce son à la tonalité impérative?
Pénombre rouge. A travers ses paupières closes, il perçut la morsure brûlante de l'étoile. Jamais auparavant ne l'avait-il ressentie de manière si intense. L'anomalie ne laissait rien présager de bon et pourtant, sa curiosité finit par l'emporter: Artie ouvrit les yeux.
Bien qu'il n'effectuât pas cette manoeuvre pour la première fois, ce qu'il découvrit alors lui coupa le souffle. Face à lui s'étendait un monde nouveau bien plus vaste que celui auquel il était habitué. Petit à petit, ses yeux protégés par trois jeux de paupières s'habituèrent à la clarté inédite et son cerveau commença à traiter les informations visuelles transmises à la pelle par ses nerfs optiques. Il sentit le vent chaud et sec s'insinuer au fond de la caverne jusque sur sa peau moite, tentant d'en extirper la moindre goutte d'humidité. L'air fouettant ses narines lui apportait un cocktail d'odeurs inédites agréables et nauséabondes mélangées. Il se retournait vers sa soeur, tout ébahi par sa découverte, dans l'intention de lui faire partager ce changement aussi incroyable qu'abrupt dans leur environnement quand il découvrit l'origine du craquement qu'il avait entendu quelques instants pus tôt.
Artie blêmit et, à la vue du désastre, un profond désarroi s'empara de lui. Il tenta bien de la ramasser, de la remettre à sa place mais rien n'y fit. Elle était irrémédiablement brisée. Inconsciente du drame qui se tramait à quelques foulées d'elle, sa petite soeur dormait paisiblement, innocente, ignorant la chance qu'elle avait, elle, d'être toujours intacte. Voilà une journée qui commençait décidément bien mal pour Artie. Abattu, il jeta sur le sol le fragment de coquille qu'il tenait encore entre ses griffes et finit de s'extirper tout à fait de son oeuf. Après qu'il eut trouvé son équilibre sur ses pattes chancelantes, il partit explorer la tanière familiale. La vie était injuste, certes, mais elle était aussi une aventure fantastique qu'Artie, armé de sa curiosité légendaire, avait la ferme intention de découvrir sans plus tarder.
Il s'aventura donc vers l'extrémité éclairée de la grotte où ses parents avaient élu domicile, prenant bien garde à chaque pas de mesurer son effort et de tester la stabilité du sol meuble dans lequel s'enfonçaient les talons de ses serres. Une fois parvenu au bord de l'aplomb rocheux qui bordait l'entrée de la demeure familiale, il leva les yeux vers le ciel où deux ombres élancées tournoyaient avec grâce. Artie les reconnut instantanément et commença à appeler dans leur direction. Les deux créatures interrompirent leur ballet aérien et vinrent se poser aux côtés de leur rejeton sur la petite corniche.
"Bonjour Papa, Bonjour Maman, lança-t-il le plus naturellement du monde, comme si sa présence hors de sa coquille était une chose coutumière.
- Tiens, tiens, entonna son père sur un ton jovial, regardez qui s'est enfin décidé à sortir de l'oeuf. Il commençait à se faire tard et j'ai bien cru que tu n'en sortirais jamais. Un peu plus, et ta petite soeur te coupait l'herbe sous le pied.
- Ne taquines pas le petit, Makie, tu vois bien qu'il est encore sonné par son éclosion, gronda sa mère.
- Bon, bon, mais je préfères te prévenir à l'avance Artie, maintenant que tu es sorti, tu vas avoir tes vieux sur le dos en permanence. Et crois moi, la couvée en comparaison c'est de la gnognote."
Makie fut interrompu par un craquement sourd en provenance de la caverne. À l'aune de son grand frère, la petite Farie avait apparemment hâte d'en découdre avec le monde extérieur. La famille se regroupa au fond de la caverne pour accueillir dignement ses deux nouveaux membres: les moments de joie étaient devenus bien rares et Artie et les siens avait appris à en extraire tout le contenu.
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