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Big Bang

En ce jour de rentrée, les gradins de l’amphithéâtre dégoulinaient de grappes étudiantes et zélées, agglutinées sur ses bancs bondés, entassées dans ses escaliers surpeuplés. On se poussait, on se pressait, afin de pouvoir jeter un œil. Au cœur de cette foule improbable venue assister à la première représentation du « phénomène », les binoclards assidus côtoyaient sans complexes les membres de l’équipe de hockey. Noyé dans la masse, se trouvait un petit groupe d’irréductibles dont la composition s’affinerait au cours des deux semaines suivantes. D’ici là, les autres auraient déserté ces bancs, découragés et accablés, incapables de supporter un jour de plus le fardeau de travail qu’elle aurait placé sur leurs épaules. Car le phénomène, c’était elle, Akshaya Kaushalya, 45 ans, originaire de la province de Kerala en Inde occidentale et, accessoirement, professeur titulaire d’astrophysique à l’université d’Ottawa. L’événement de la journée, celui qui lui valait toute cette attention, c’était le début du cours magistral, dont le doux nom, « Introduction à la dynamique des galaxies », semblait intimement contradictoire avec le nombre d’étudiants présents. Par souci d’honnêteté, Akshaya devait concéder que cette affluence record n’était probablement pas due à son charme naturel. Il fallait bien l’avouer, elle n’avait jamais mérité l’un des qualificatifs libidineux que ses étudiants mâles abrutis d’hormones utilisaient en ricanant bêtement pour décrire les proportions avantageuses du sexe opposé. En revanche, le prix Nobel de physique qu’elle avait décroché cet été, pour ses travaux sur les origines de l’univers devait expliquer en partie son succès du jour. Tandis que les derniers étudiants prenaient place, elle leva les yeux vers son public puis se lança.

« Bonjour à tous et soyez les bienvenus dans le monde fabuleux de l’astrophysique, un monde constitué de trois éléments : le travail, la souffrance mais, aussi et surtout, la lumière. A ceux d’entre vous qui ne sont pas venus ici en simples touristes, je promets les deux premiers. Pour la dernière, je ne peux malheureusement rien garantir. Nous commencerons dans deux petites minutes la leçon d’aujourd’hui, le temps de permettre à ceux qui ont assouvi leur soif d’événements « people » de débarrasser le plancher. Soyez sympathiques et veuillez laisser les places assises à vos camarades qui s’intéressent réellement à l’astrophysique. S’il y en a dans cet amphi. »

Docilement, la foule des curieux évacua la place qu’elle avait investie un instant plus tôt. En à peine soixante dix secondes, il ne resta plus de la masse originelle qu’un frêle bataillon mal agencé d’une vingtaine d’étudiants. La détermination qu’affichaient certains laisserait bientôt place à la fatigue et Akshaya après un bref examen physionomique crut avoir identifié l’essentiel de sa future escouade d’élite.

« Bien, si certains d’entre vous ont encore un doute, il est toujours temps de faire une croix sur ce cours. Mais faîtes bien attention, une fois que vous aurez passé la première semaine, vous ne pourrez plus faire marche arrière et ceux qui décideront d’abandonner une fois ce délai expiré devront en référer à la tête du département. Et laisser moi vous dire, que ce n’est pas une mince affaire que de traiter avec Monsieur Roy. Si vous n’avez pas de questions, nous allons donc commencer par quelques petits rappels fondamentaux.

Il y a 13,8 milliards d’années, une explosion d’une force incommensurable, créait notre univers. L’impulsion générée par ce phénomène surpuissant est, aujourd’hui encore, le moteur de nos galaxies, une vague titanesque déferlant vers les confins obscurs du cosmos, notre destination finale. Comme le montrent en effet les données recueillies concernant l’expansion de l’univers et le modèle désormais archétypique du Big Rip, notre univers finira de s’aplatir telle une gigantesque pâte à tarte le jour où son énergie initiale se sera dissipée dans un volume encore indéterminé. Rassurez-vous cependant, ni vous ni moi ne serons là pour témoigner de cette fin peu réjouissante, et je vous propose donc d’en revenir au commencement de cette fantastique épopée.

À ce jour, deux théories majeures s’affrontent pour déterminer ce qui fut à l’origine de ce Big Bang. La première, fondée sur les travaux collégiaux de plusieurs scientifiques de la fin du 20ème siècle et développée par le physicien russe Andrei Linde, tend à démontrer que l’énergie du néant et son instabilité auraient pu engendrer le phénomène dans son intégralité. De la matière et de l’antimatière auraient donc été façonnées à partir d’énergie brute. La seconde théorie, développée l’an dernier par notre équipe de recherche ici à Ottawa, soutient que ces mêmes caractéristiques du vide originel, à savoir son énergie et son instabilité, auraient facilité l’ouverture d’un trou de ver entre un univers parallèle et notre néant originel. La matière et l’antimatière se seraient alors écoulée spontanément selon une loi classique de gradient. Pour mieux comprendre cette théorie on peut établir une analogie simpliste avec l’expérience bien connue des vases communicants, l’un étant originellement plein, l’autre vide. Si vous reliez ces deux vases, par un tuyau, le liquide va s’écouler du plus rempli au moins rempli jusqu’à une situation d’équilibre définie par de nombreuses variables. Ainsi, en un mouvement quasiment uniforme, une portion de la masse de notre univers parent se serait écoulée vers notre espace alors figé et l’aurait doté, à la fois, d’un aspect dynamique et d’une dimension temporelle. Notre environnement cosmique serait, selon cette théorie, le résultat du siphonage partiel d’un univers parallèle plus ou moins grand. Passons maintenant, si vous le voulez bien, aux choses sérieuses avec la partie mathématique étayant chacune des deux théories… »

La démonstration assassine qui s’ensuivit, mêlée de physique relativiste, de géométrie dans l’espace et de calcul différentiel ternit les espoirs des plus brillants. Assenée dans sa crudité, elle fit bien du mal au moral de la petite troupe étudiante qu’affrontait en solo l’amiral Kaushalya. Sous un feu nourri d’équations et d’hypothèses, les premières victimes furent moralement exécutées. Puis, après une heure, les hostilités cessèrent enfin, et les survivants purent se regarder dans le blanc des yeux, heureux certes d’avoir échappé à ce premier massacre, mais inquiets de la peur que reflétait chacun de leurs visages. Les morts au champ d’honneur se levèrent en fin de cours et descendirent vers l’estrade pour signifier à l’illustre professeur leur capitulation. A quoi bon continuer pour eux qui n’étaient plus que des cadavres ? Quand il se furent esquivés, tous honteux de leur médiocre prestation, un autre étudiant rejoignit l’estrade sur laquelle elle trônait, plutôt fière de son premier bilan.

C’était l’un de ceux qu’elle avait rapidement exclus de sa courte liste de champions, pour la simple et bonne raison que le jeune homme arborait la veste des Gee Gees, l’équipe de hockey de l’université. Non qu’elle aurait mis en doute ses capacités selon l’assomption simpliste qu’il s’agissait d’un sportif. Elle-même avait connu nombre de brillants esprits attachés à des corps sains et il n’était pas dans ses habitudes d’user de pareils préjuges. Non, honnêtement, la disqualification sans appel de ce candidat n’était que la conséquence logique d’une constatation évidente : il était temporellement impossible, même pour le plus talentueux des aspirants astrophysiciens regroupés ici, de mener de front un entraînement rigoureux et un enseignement plus qu’exigent en termes d’investissement personnel. Et Akshaya doutait que le jeune homme disposât d’un moyen de dilater son emploi du temps dans des proportions telles qu’il eût pu accomplir ce prodige. Ce fut la raison qui la poussa à l’accueillir sèchement alors qu’il atteignait son bureau.

« Vous souhaitez abandonner vous aussi?
-Qu’est-ce qui vous fait penser cela ? La veste de hockey peut-être ?

A cette remarque, le professeur sut immédiatement qu’elle avait, malgré elle, sous estimé son interlocuteur et elle s’empressa de réviser son jugement.

« Non, pas directement.
-Oh, je vois ! Rassurez-vous, j’ai laissé tomber l’entraînement il y a bientôt un an, juste après mon inscription à votre cours.
-Votre intérêt pour l’astrophysique ne remonte donc pas à la semaine dernière ?
-En effet, elle m’accompagne depuis le secondaire, c’est une sorte de marotte, une obsession si vous préférez.
-Une vocation, jeune homme, voilà ce qu’elle doit être si vous souhaitez réussir. Avez-vous entendu l’appel de l’univers? Plaisanta-t-elle.
-Entendu, non. Détecté, serait à mon sens un terme plus judicieux. Si j’avais été capable de percevoir un si bémol situé à cinquante sept octaves sous la note moyenne, je vous aurais peut-être répondu par l’affirmative. Malheureusement je ne suis qu’un vulgaire humain aux capacités auditives limitées.
-Si vous n’êtes pas ici pour rendre les armes, dîtes-moi dont la raison de votre visite, reprit Akshaya en réprimant un sourire.
-Voilà, je voulais vous demander, si vous aviez des lectures à me conseiller au sujet de la dynamique des trous de vers. Et j’aimerais également vous demander une faveur.
-Laquelle?
-J’aimerais que vous m’accueilliez dans votre équipe en tant que stagiaire cet été.
-Cela ne tiendra qu’à vous, nous avons pour coutume d’attribuer cette place fort convoitée au meilleur étudiant de cette classe. Il vous faudra donc la mériter, aux dépens de vos petits camarades.
-Bien, s’il faut en passer par là, c’est la voie que j’emprunterai.
-Je ne peux que vous y encourager, mais je tiens néanmoins à vous rappeler ce que je vous ai promis en début de cours. Du travail, de la souffrance et peut-être, en bout de chemin, la lumière. Cela vaut aussi pour un stage au sein de mon équipe.
-Ne vous en faîtes pas, je l’avais déjà compris.
-C’est toujours cela de pris. Et bien je crois qu’il ne me reste plus qu’une chose à faire, vous souhaiter bonne chance, Monsieur …?
-Colasse. Sébastien, si vous préférez.
-Cela dépendra de vous, lui répéta-t-elle sur un air de défi. Au travail ! »

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